Pour une métaphysique de la vie

Si l’on parle aujourd’hui de métaphysique, nous avons souvent l’impression d’avoir affaire à quelque chose de triste et de très abstrait. Ce sont des mots et des concepts qui ne sont pas accessibles à tout le monde et qui pourtant sont censés régir notre manière de penser et de nous situer dans le monde. Nous avons tous l’image de ce métaphysicien assez terne qui joue avec les idées, mais qui paraît bien morose. Et de fait, en étudiant la métaphysique, nous avons parfois l’impression de nous éloigner de la vie. Ce n’est pas toujours le cas, mais nous pressentons au moins que nous en courons le risque.

Pourquoi ? Pourquoi, en nous rapprochant des principes de l’existence, nous semble-t-il partir loin de l’existence ? Pourquoi éprouvons-nous parfois des difficultés à faire un lien entre ces principes et une vie épanouie et heureuse ?

C’est qu’il y a une méprise, une erreur de la pensée, qui nous porte vers un intellectualisme lancinant. C’est que la vie a été remplacée par des concepts. C’est que la plénitude d’être du monde spirituel qui se déploie dans une existence riche et féconde a été remplacée par des abstractions de notre raison souvent de type mathématiques. C’est une méprise à la racine d’une perversion de la métaphysique et pour certains du rejet de celle-ci. Mais cela se cache parfois dans des formes qui nous laissent à penser que nous avons affaire à une métaphysique de l’être tout à fait compatible avec le mystère chrétien.

De fait, la métaphysique va s’intéresser à l’être en tant qu’être ; c’est la science de la substance. Et celle-ci est souvent considérée, après son acte d’être, d’abord comme ayant une essence. Nous allons avoir affaire à l’être-essence. Il s’agit d’abord de connaissance et d’intelligence. Et cela s’ouvre bien sûr à l’amour, car il convient d’aimer ce que l’on connaît. Et par ailleurs on ne peut aimer ce que l’on ne connaît pas. Il s’agit donc de l’être-essence-amour. Il s’agit de substance, d’intelligence et de volonté. Et nous avons une belle métaphysique qui parle du mystère de l’amour des êtres spirituels.

Cette triade semble bien aller avec le mystère chrétien de la Trinité : le Père qui est l’origine, le Fils qui est le Verbe, l’Esprit-Saint qui est l’Amour. Voilà que la métaphysique et la théologie avancent main dans la main dans un même mystère.

Mais Jésus-Christ, Dieu le Fils, n’a pas dit qu’il était seulement la Vérité. Il a dit : « Je suis le chemin, la vérité et la vie. » (Jn 14, 6).

Il est le chemin. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu’il faut passer par lui pour aller au Père. « Nul ne vient au Père que par moi. » (Jn 14, 6). Il est la porte (Jn 10, 9). Cela veut dire qu’il faut entrer en relation avec lui pour aller vers Dieu. Il faut passer par sa personne. C’est une histoire de relation et de personne. La théologie chrétienne est une théologie de la relation et de la personne. Il doit en être de même pour la métaphysique.

Certains se sont essayer de fait à élaborer des métaphysiques de la relation, trouvant que la métaphysique de l’être ne permettait pas de rendre compte de la communion qui s’installe entre les êtres, et finalement du véritable amour. Il leur a semblé que si l’on en restait à notre triade être-essence-amour, on risquait de ne rester qu’une monade solitaire qui n’aime que soi-même. Pour eux, il vaut mieux considérer que l’être est finalement relation. Mais ce que l’on gagne souvent en relation dans ces métaphysiques, on le perd malheureusement en consistance ontologique, en plénitude d’être et d’existence.

Le Christ est donc aussi la vie. Il est ce déploiement éternel qui se répand dans le monde par son humanité. Nous en avons parlé dans notre article La vie en abondance. La théologie chrétienne est une théologie de la vie. Il doit en être de même pour la métaphysique.

La vie est le dynamisme de l’être lui permettant de se déployer dans ses potentialités. La vie est cette disposition stable pour aller vers sa propre réalisation. C’est ce qui sous-tend toute l’existence de l’être, toute la manière dont l’être va être. L’être est donc d’abord vie. Et cet être-vie va être ce que l’on appelle l’existence. La métaphysique s’intéressant à l’être s’intéresse donc en premier lieu à l’être-vie après l’acte d’être.

Cela vient avant la considération de l’essence. Cette considération viendra, car si l’on s’arrêtait là, on tomberait dans l’existentialisme, qui est assez à la mode, où la notion d’essence est exclue et où il n’y a que l’existence, cet être-vie, qui peut se réaliser comme bon lui semble sans aucunes limites ou contraintes. Non, il y aura bien l’essence, mais après la vie.

Cela se voit déjà dans l’acte même de connaissance et d’intellection d’un être, car il n’y a de connaissance sans une une faculté spirituelle qui s’exerce selon la capacité de vie d’un être spirituel, et car il n’y a pas d’essence à contempler sans un être qui s’offre à connaître dans une existence qui est sous-tendue par la vie.

Mais c’est aussi vrai dans la structure fondamentale de l’être. C’est l’être-vie qui a une essence, et non pas l’essence de cet être qui vit. L’être-vie est orientée par l’essence. L’existence se déploie selon l’essence, mais cela ne veut pas dire que c’est l’essence le principe de l’existence. C’est l’être qui est premier, avec sa vie, et vient ensuite l’essence pour orienter cette vie et caractériser cet être. Pour le dire autrement, quand je rencontre Marc, il est plus fondamental de dire que c’est Marc, que de dire que c’est une personne humaine. L’existence est plus fondamentale que l’essence.

De plus, le déploiement d’une vie ne peut se faire sans qu’elle entre dans des échanges qui lui donne de croître, et sans qu’elle-même ne soit orientée par le fait de donner et de se donner. Il n’y pas de vie sans don, et il n’y pas de don sans vie. C’est donc l’être-vie-don qui est orientée par une essence. C’est l’être-vie-don qui est caractérisée par l’essence. Cela se voit très bien dans l’ordre de l’intellection : entrer dans l’essence d’une chose ne peut se faire sans que cette chose se donne à connaître, et sans qu’une intelligence ne le reçoive, et ne l’accueille. Mais cela est vrai plus largement dans la structure de cet être qui est donné dans l’existence et qui se donne au travers de son déploiement de vie. On voit donc qu’avant la considération de l’essence, il y a d’abord la considération de la logique du don, de l’être-don, de l’être qui se donne et se reçoit.

Et ce n’est que maintenant que vient la prise en compte de l’essence caractérisant la vie de cet être donné dans l’existence. C’est cette essence qui est l’espèce intelligible ouvrant à la connaissance de cet être. La connaissance vient donc après la vie. La connaissance est la connaissance de la vie, d’une vie qui se donne et se reçoit.

Et ces échanges de dons orientés par des essences ouvrent la voie aux multiples relations qui existent dans le Cosmos, dans ce qui est. C’est maintenant que vient l’être-relation comme caractérisant le déploiement des potentialités d’un être-vie-don-essence. La présence du don avant l’essence montre bien qu’il y a cette ouverture relationnelle au cœur de l’être, mais je ne peux parler vraiment de la relation qu’après l’essence, car il me faut pour cela mettre ensemble plusieurs êtres avec leur logiques propres et caractériser les relations.

Et si, dans le monde des substances, j’en viens aux êtres spirituels, ce monde relationnel, qui inclut alors la connaissance réciproque, ouvre au mystère de la personne, qu’elle soit humaine, angélique ou divine. Et cela m’amène ensuite à considérer les communautés de personnes avec tous leurs échanges de vie et d’amour qui permettent à chacun de déployer son existence en union avec les autres. Et cela amène finalement au mystère de la communion qui s’installe dans le monde.

Et notre métaphysique de l’être commençant par la vie finit dans la communion. C’est une métaphysique de l’être-vie-don-essence-relation-personne-communauté-communion. C’est finalement une métaphysique de l’amour. Et la connaissance arrive au milieu comme portée par la vie, au cœur de la vie, pour connaître cette vie et l’aimer. Cela rejoint la notion originelle de connaissance qui était utilisée en hébreu pour l’union physique des époux. Connaître, c’est naître avec. Connaître, finalement, c’est unir nos vies. Il conviendrait peut-être selon nous de distinguer la faculté d’intelligence de la faculté de connaissance. L’intelligence concernant la perception des essences. La connaissance concernant l’union des vies, le partage de l’existence. Les facultés de l’être spirituel seraient donc la connaissance, l’intelligence et la volonté. Dans la connaissance d’un être, c’est-à-dire un partage de vie, on peut entrer dans l’intelligence de son essence pour ensuite vouloir l’aimer, vouloir s’unir à lui, vouloir le connaître davantage et l’intelliger davantage pour mieux l’aimer.

Si l’on en restait à l’être-essence-amour sans aller plus loin et expliciter les chaînons manquants, l’on court le risque de considérer l’essence en-dehors de la vie réelle. Et alors l’idée devient plus importante que le réel. Et alors les abstractions deviennent plus fondamentales que l’existence. Et alors on se trouve dans ce mode mathématisant de concepts considérés en-dehors de toute existence. Car c’est bien le propre des mathématiques de considérer une chose en dehors de toute notion d’existence.

Cela a des rejaillissement très profond, en particulier sur la manière de considérer la foi au Dieu Vivant. Avec une métaphysique mathématisante, la foi peut être réduite à l’adhésion à des vérités notionnelles, que je ne vois en plus même pas ; le salut à la récitation du catéchisme ; et l’évangélisation à asséner des vérités jusqu’à ce qu’elles entrent dans l’âme de celui qui écoute. Avec une métaphysique de la vie, la foi, c’est l’adhésion à une vie divine qui m’est offerte. C’est l’union à un Dieu qui me rejoint dans mon existence pour s’unir à moi et me donner de vivre de sa vie. Une vie dont je ne vois pas l’essence, car cela se fait sur cette Terre dans la nuit, mais que je peux goûter dès aujourd’hui. « Or la foi est une ferme assurance des choses qu’on espère, une démonstration de celles qu’on ne voit pas. » (He 11, 1). La foi donne la démonstration par cette plénitude de vie qui nous rejoint à l’intime. Et les articles de foi sont alors l’expression de ce que nous goûtons dans la nuit. J’adhère et je proclame cette vie qui m’a été donnée en abondance. J’adhère dans mon intelligence, car je suis rejoint dans ma vie. Mon intelligence est irriguée par cette vie. C’est cette vie divine qui m’a saisit et qui me conduit. C’est à cette vie que j’adhère. C’est elle que j’espère avoir pour toujours par la grâce de Dieu. Et c’est elle qui me donne d’aimer Dieu et mes frères de l’amour même de Dieu, ce qui s’appelle la charité. Le salut sera alors de persévérer dans l’accueil de cette vie qui m’est offerte. Et l’évangélisation consistera en un partage de vie et d’existence avec des personnes, dans un chemin qui inclura une parole pour qu’il puisse entrer dans une ferme adhésion à cette vie qui les a déjà rejoint et qu’il s’agit alors de désigner : ils pourront la reconnaître car ils y ont déjà goûter. « Or, la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ. » (Jn 17, 3). La vie éternelle, c’est connaître Dieu, connaître Jésus-Christ. Connaître Dieu, connaître Jésus-Christ, c’est vivre de sa vie. La foi, ce n’est pas d’abord une question d’intelligence (percevoir des vérités), mais de connaissance (s’unir dans la vie). C’est l’acte volontaire de m’unir à cette vie divine qui m’est offerte, de connaître ce Dieu qui me rejoint à l’intime et dont la vérité va pénétrer mon intelligence.

La métaphysique de la vie permet aussi de mieux comprendre ce que signifie le terme de nature qui n’est pas d’abord quelque chose de figé, mais qui est la caractérisation d’un être qui possède la vie en lui-même et non pas dans un autre, comme le Cosmos, les végétaux, les animaux, les hommes, les anges et Dieu. Le concept de nature parle de vie et d’existence, de dons et d’échanges. Il ouvre au mystère de la relation et de l’amour.

La philosophie de la nature est justement la science qui étudie la dynamique de vie du monde sensible. Les anciens disaient que cette science était l’étude du mouvement qui pouvait être local, quantitatif, qualitatif ou substantiel. Mais plus fondamentalement, c’est bien de la vie qu’il s’agit, c’est elle qui se laisse voir dans ces mouvements. L’époque moderne, suivant le chemin de mathématisation du monde, peine à contempler la dynamique de vie du monde et s’intéresse surtout à la physico-mathématique qui étudie le mouvement quantitatif. Il serait judicieux de retrouver une vrai physique de la nature qui s’intéresse aussi à la dynamique de vie qui se laisse voir dans la qualité (comme nous l’avons évoqué dans notre article De la science), et aussi une vraie philosophie de la nature s’intéressant plus largement, comme on l’a dit, à toute la dynamique de vie du monde sensible.

Pour finir, remarquons que la série vie, don, essence, relation, personne, communauté, communion, qui est le déploiement de l’être, peut trouver une correspondance dans les sept dimensions de l’amour dont nous avons parlé dans notre article L’Arc-en-Ciel : Harmonie, Rayonnement, Sagesse, Écologie, Foi, Communication, Communion. C’est un rejaillissement particulier dans ce domaine de la métaphysique du mystère des sept esprits de Dieu, dont il ne faut pas faire un absolu, mais que nous utilisons pour notre conclusion afin de terminer par une note colorée ! Dans ce parallèle, la vie est harmonie, car elle est plénitude, douceur, tendresse, onction et conduit à la joie et à l’amour. Elle porte en elle une beauté qu’il est plaisant de contempler. Elle est une harmonieuse mélodie qui donne envie de danser.

« La vie est beauté, admire-la.
La vie est félicité, profites-en.
La vie est un rêve, réalise-le.
La vie est un défi, relève-le.
La vie et un devoir, fais-le.
La vie est un jeu, joue-le.
La vie est précieuse, soigne-la bien.

La vie est richesse, conserve-la.
La vie est amour, jouis-en.
La vie est un mystère, pénètre-le.
La vie est une promesse, tiens-la.
La vie est tristesse, dépasse-la.
La vie est un hymne, chante-le.
La vie est un combat, accepte-le.
La vie est une tragédie, lutte avec elle.
La vie est une aventure, ose-la.
La vie est bonheur, mérite-le.
La vie est la vie, défends-la. »

(Poème de Mère Teresa)

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