Il nous arrive parfois d’entendre que, quand quelque chose ne va pas, il n’y a pas de juste milieu possible, car celui-ci ne ferait qu’aggraver la situation. Par exemple, agir dans la haute finance alors que celle-ci détruit le monde en cherchant seulement un équilibre pour minimiser les effets pervers ne pourrait rien apporter de bon ; la seule solution possible serait de partir ou de réformer les choses en profondeur. Pourtant la vie vertueuse se définit comme une médiété entre des extrêmes, et semble laisser entrevoir la possibilité d’une action plus modérée. Qu’en est-il vraiment ? Il y a derrière cette question de nombreux cas de conscience que nous traversons tous si nous avons un tant soit peu soif d’idéal, soif d’un monde meilleur, d’un monde juste et équitable.
Regardons Jésus. Une foule immense l’acclame aux Rameaux. C’est un moment de grande unité et il en est le Roi. Mais chez ceux qui l’acclament, tout n’est pas rose. Certains cherchent la puissance ou l’intérêt. Certains ne font cela que pour mieux le tuer ensuite. Un des douze apôtres est même sur le point de le livrer. La situation met en péril la paix avec Rome. Elle semble même courir le risque de nous éloigner de la simplicité de l’Évangile. Il y a de nombreux pécheurs, de nombreuses illusions, de nombreux cœurs partagés. On a l’impression d’une fausse unité, d’une fausse paix, d’une situation où tout ne tourne pas rond. Et pourtant, Jésus se laisse faire, il est même acteur, car il sait qu’au-delà de tout cet ivraie, le bon grain est semé. Il est le Roi du Ciel et de la Terre, et ce moment devait arriver pour le manifester.
Mais vient ensuite la Passion où il quitte tout prestige, où il se dépouille jusqu’à subir une mort infâme. Il aurait pu prolonger la fête et entrer dans un messianisme terrestre, mais cela aurait été succomber au Père du mensonge. Au contraire, il a fait sa Pâques, laissant derrière lui les menteurs et les hypocrites, pour refaire l’humanité en profondeur et aller jusqu’au matin de la Résurrection. Et c’est là que se trouve son vrai règne, sa vraie unité.
Il y a donc trois unités : une unité imparfaite, une unité mensongère et une unité parfaite. Une unité avant la moisson où il y a du bon grain et de l’ivraie, une unité qui cherche à maintenir l’ivraie quand il faudrait l’arracher et l’unité d’après la moisson où il ne reste que le bon grain. Notre désarroi devant certaines situations et devant l’application de certains principes vient souvent du fait que nous confondons ces trois unités qui n’obéissent pas aux même logiques.
Il n’y a d’absence de médiété que dans la Pâques, que face à l’unité mensongère qui cherche à se maintenir. Il nous faut alors quitter l’Égypte pour aller vers la Terre Promise. Il n’y a alors plus de juste milieu, plus d’équilibre à maintenir. Il ne faut alors ni regarder en arrière, pour être capable d’accueillir le don que Dieu est en train de nous faire, ni s’appesantir plus que nécessaire dans cet état de voie, pour ne pas refuser les délices promis sous prétexte que l’on aime l’aridité d’une âme en chemin dans le désert. Le jeûne peut être utile, mais dans le Royaume tout n’est que viandes grasses et vins capiteux.
Mais avant cette Pâques, avant que le signal ne soit donné pour avancer, avant que la mer Rouge ne s’ouvre pour nous laisser passer, il est souvent nécessaire de se maintenir dans une situation imparfaite, de garder un équilibre qui est parfois très inconfortable. Il nous faut chercher une unité avec les autres religions en attendant que tous ne se retrouvent un jour autour du Christ, alors même que l’on a l’impression que cela favorise la croissance d’idées contraires à l’Évangile qui sont autant d’ivraies dans le champ du monde. Il nous faut rester encore dans ce métier même si nous avons soif d’autres choses et si nous nous demandons s’il contribue vraiment à améliorer le monde. Il ne faut pas négliger ces étapes d’unité imparfaite quand elles se présentent, ce sont souvent des moments de grande croissance, de maturation et de préparation. Il y a l’appel d’une unité plus grande, mais celle-ci n’étant pas encore réalisable, il faut accueillir le présent où l’on trouve généralement déjà de quoi mettre en œuvre une part, fut-elle infime, de son idéal. Ce désir et ces petits pas portent alors un fruit bien supérieur à tous les désagréments que l’absence d’unité parfaite occasionne, même si cela est inconfortable.
Mais il y a un jour où l’appel à se mettre en route arrive. Il y a cette parole d’évangélisation à donner qui peut mener à l’incompréhension et au rejet. Il y a ce métier à quitter, ce qui conduit à un dépouillement à la perte d’une sécurité. Il y a un non à dire, un oui à donner. Vouloir garder une fausse unité, une fausse paix, ne peut alors que conduire à la perversion, à la dispersion, à renier le Christ et à faire partie de ses bourreaux. Refuser la décroissance, pour se maintenir dans une productivité qui a pu porter quelques fruits mais qui abîme le monde, nous éloigne de la vraie croissance spirituelle et morale. Dans le Royaume nous serons dans l’abondance des richesses et des biens, mais tant que le monde est livré à l’argent, il restera nécessaire de traverser le désert pour qu’un monde plus juste advienne. On ne peut se contenter d’avancer d’une manière équilibrée en maintenant l’unité actuelle. Il nous faut pour chaque réalité trouver le moment adéquat où l’unité imparfaite ne peut plus durer, et refonder les choses autrement. Ce qui est dit ici n’est pas juste une question d’ascèse personnelle, cela concerne aussi les structures, les associations, les entreprises et les institutions. On ne changera les structures du monde qu’en faisant passer ces structures par une certaine ascèse, qu’en leur faisant vivre une Pâques. On ne fera tomber l’idole de l’Argent qu’en épousant Dame Pauvreté à la suite de saint François d’Assise, qu’en passant par la joyeuse sobriété.
Mais vient aussi un jour où au-delà de la Croix, l’unité est donnée, où l’on retrouve les choses dans l’harmonie. Il ne faut alors pas craindre de retrouver ce que l’on avait quitter, mais en les intégrant dans une nouvelle justice, un nouvel ordre des choses. Les hébreux ont retrouvé des maisons en Terre Promise, après les tentes du désert ; mais ils y vivaient comme des hommes libres, et non comme des esclaves. Et c’est dans cette nouvelle unité que la quête de la médiété trouve son sens le plus adéquat, car on est alors pleinement dans le déploiement de la vie vertueuse. Il s’agit de garder l’unité désormais trouvée dans la médiété contre les épreuves qui cherchent à la faire disparaître.
Dans nos vies, il y a souvent de telles Pâques à réaliser, et dans différents domaines, jusqu’à la Pâques ultime qui nous mènera de l’unité imparfaite de nos corps mortels et pécheurs à l’unité parfaite de nos corps glorieux. À chacun de s’interroger pour savoir où est-ce qu’il en est dans les différents aspects de sa vie au sujet de ces trois unités. Tant que le mal existe sur la Terre, il y aura toujours des Pâques à réaliser, pour chacun de nous et pour nos institutions, à l’exemple de Jésus et des Hébreux. Quelles sont donc les Pâques que nous avons à réaliser ? Maintenons-nous des unités mensongères alors qu’il faudrait agir ? Acceptons-nous vraiment de supporter des situations imparfaites qu’il n’est pas temps de quitter, tout en gardant le désir d’un monde meilleur, en en cherchant le chemin approprié et en se préparant à le suivre le jour où cela sera donné ? Accueillons-nous suffisamment les moments de Résurrection pour en goûter toute la joie et l’harmonie ?
Chacune des trois étapes correspond à une manière particulière de vivre la morale. La première étape va plutôt être marquée, au sujet de ce qui pourrait compromettre l’unité imparfaite, par une recherche de l’obligation morale dans ce qui nous apparaît sérieusement comme nous obligeant moralement : il ne faudra pas agir de la sorte à arracher le bon grain avec l’ivraie. C’est ce que l’on appelle l’attitude probabiliste qui est plutôt celle des jésuites. La deuxième étape va chercher à s’attacher au vrai bien et à rejeter fermement ce mal dont nous ne voulons plus. Nous allons donc prendre comme obligation morale tout ce qui nous apparaît avoir de forte probabilité d’être le vrai bien. C’est ce que l’on appelle l’attitude probabilioriste, qui est davantage l’attitude des dominicains. Enfin, quand nous en sommes à la troisième étape, où nous pouvons jouir sereinement d’une vie qui s’épanouit plus harmonieusement dans le bien, nous retrouvons un certain équilibre qui va nous conduire vers l’attitude où il nous est possible de suivre des options diverses dans la mesure où elles nous apparaissent avoir la même probabilité d’être un chemin vers le vrai bien, même si l’une ou l’autre sont plus ou moins risquées. C’est l’attitude équiprobabiliste qui est celle d’Alphonse de Ligori, le saint patron des moralistes.
Ces trois temps sont différents de ceux qu’avaient décrits Hegel. Car, pour lui, le deuxième temps est passage par le négatif pour se réconcilier dans le troisième temps. Alors que pour nous le deuxième temps est rejet du mal pour choisir le bien afin d’y être pleinement dans le troisième temps. Car pour lui, le premier temps est un moment où l’on ne distingue pas le mal du bien. Alors que pour nous, le premier temps contient de fait du bien et du mal, mais nous savons y discerner ce qui est bien et ce qui est mal.
Ce mouvement des trois unités n’est pas à confondre avec ce que l’on appelle la loi de gradualité. Cette dernière consiste à accepter que certaines personnes n’aient pas un comportement totalement éthique du fait d’une conscience pas encore formée, ou d’une vertu encore déficiente, c’est-à-dire d’un manque de liberté ou de dynamisme à réaliser le bien. À l’inverse, le mouvement des trois unités peut être l’œuvre d’une conscience déjà accomplie dans le choix du bien, et avec une vie vertueuse déjà très développée. On peut accepter une unité imparfaite d’une manière tout à fait éthique pour préparer un chemin vers une unité plus parfaite. C’est d’ailleurs à cette seule condition que cela est éthique : si l’on œuvre en vue de préparer un chemin plus parfait.
Il serait illusoire de vouloir vivre indéfiniment dans un monde imparfait, alors préparons-nous pour la Pâques, traversons la Mer Rouge et le désert, et entrons dans la Terre Promise. Ne faisons pas cela selon nos forces et nos idées, mais selon le projet de Dieu et avec l’aide de son Esprit-Saint. C’est Lui finalement qui nous guide vers le Royaume, car l’unité parfaite du monde n’est pas accessible à nos propres forces humaines, mais c’est Lui qui veut nous la donner dans son amour bienveillant.
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