« La vie éternelle, c’est qu’il te connaisse, toi le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ. » (Jn 17, 3).
Telle est notre perspective : connaître Dieu ! Et vivre de la béatitude qui en découle. C’est une promesse d’avenir pour le moins réjouissante.
Pour pouvoir le connaître, Dieu nous a créés à son image : nous sommes des personnes. Nous sommes chacun une « substance individuelle de nature rationnelle », selon la définition de la personne de Boèce (480-524). « Persona est naturae rationabilis individua substantia ». Et c’est cette rationalité qui nous permet de connaître Dieu.
Cependant, une confusion est ici possible, car le mot de « rationabilis » a plusieurs sens. Selon le dictionnaire Gaffiot (éd. 2001) il veut dire : « raisonnable, doué de raison » pour le latin postclassique du Haut-Empire (Ier-IIIe siècle ap. J.-C.), et « spirituel, mystique » pour le latin tardif du Bas-Empire (IV-Ve siècle av. J.-C.).
On peut penser que Boèce, décédé en 524, ait plutôt utilisé ce terme selon cette dernière connotation spirituelle dans la définition citée plus haut. Mais ce n’est pas ce sens spirituel qui a souvent prévalu, en particulier en Occident, où la « rationabilis » s’est trouvée liée au concept, à l’idée, à la logique, voire même à la loi.
On peut noter que le mot « rationabilis » est utilisé dans son sens mystique dans la liturgie romaine. Dans le canon romain, juste avant la consécration, le prêtre implore Dieu, dans une épiclèse pour le rite Paul VI, de rendre « rationabilem » l’offrande présentée pour qu’elle devienne le Corps et le Sang de Jésus-Christ. Le rituel français a traduit par « rends-la parfaite ». Il est évident que traduire « rends-la raisonnable » eut été un non-sens. Or nous savons que le canon romain date du IIIème siècle pour sa partie principale ; et Boèce qui était un latin savait certainement quel sens avait ce terme dans la liturgie.
Dans son commentaire mystagogique du Saint-Sacrifice de la messe, Condren (+1641) donne une réflexion éclairante pour notre sujet : « Qu’elle devienne spirituelle et vivante, de terrestre et inanimée qu’elle est encore, étant transformée en la chair glorieuse et vivifiante du Verbe de vie, pour être la nourriture de l’âme et le germe de la vie éternelle ; in omnibus rationabilem ».
La « rationabilis » nous permet de connaître Dieu. Or, la connaissance, dans son sens étymologique, signifie naître avec, entrer dans une vie commune avec un autre. Dans le contexte biblique, ce mot était entre autre utilisé pour l’union physique des époux : « Adam connut Ève » (Gn 4, 1). Il s’agit de s’unir dans la vie avec d’autres êtres. Et, selon saint Bernard et Origène, dans cette union à Dieu et aux créatures spirituelles, nos sens spirituels touchent, goûtent, sentent quelque chose.
La connaissance est une ouverture à l’être, à la vie, à ce qui existe. La connaissance n’est donc pas d’abord la saisie d’un concept, d’une idée, d’une essence ou d’un quelconque intelligible. Même si, connaissant quelque chose, je peux aussi l’intelliger, et percevoir son essence. Je connais une notion, parce que je l’ai rencontrée un jour dans ma vie. Mais le premier emploi de connaître est de connaître une chose, un lieu, une personne, etc. C’est-à-dire de connaître ce qui existe, ce qui est.
Intelligence vient de inter (entre) et legere (cueillir, choisir, lire). Il s’agit de lire entre. Intelliger, c’est percevoir dans un être connu ce qu’il est. Et par là, je peux choisir de le connaître davantage et d’user de bienveillance envers lui. Je peux choisir de davantage m’unir à lui, et d’entrer dans des mouvements de dons et de contre-dons. Je peux entrer avec lui dans un mystère d’amour.
La vie chrétienne est d’abord une vie. C’est la vie de Dieu qui se propose à nous et à laquelle il convient d’adhérer. « La vie éternelle, c’est qu’il te connaisse, toi le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ. » (Jn 17, 3). Et c’est cette adhésion à la vie divine qui procure la joie et la paix spirituelle. Cette union à Dieu, voulue et choisie, constitue un mystère d’amour et de communion qui est déjà présent ici-bas. Au Ciel, à cette union à la vie divine, s’ajoutera la vision de l’essence divine. Sur Terre, nous connaissons Dieu dans le nuit. Nous le connaissons vraiment : nous sommes unis à Lui. Mais dans la nuit : notre intelligence ne voit pas son essence, notre intelligence ne perçoit Dieu que par analogie.
Nous sommes donc favorables à distinguer nettement la notion d’intelligence qui porte sur la saisie des essences, de la notion de connaissance qui porte sur l’union dans l’existence. Car, sinon, la spiritualité risque de se réduire à une vision des essences et des concepts, fut-ce de l’essence divine. Alors qu’elle est une vie qui s’offre à nous, dont nous pouvons goûter quelque chose, et à laquelle nous pouvons choisir de nous unir et d’entrer dans ses mouvements. Et c’est en choisissant de nous unir à Dieu, qu’Il nous mène au paradis, où nous verrons l’essence divine.
Le mot existence vient de ex et sistere, c’est-à-dire hors de et être. Cela renvoie à la notion d’être depuis une origine. Exister, c’est participer de l’acte d’être ; et cela renvoie à la notion de vie, qui est dynamisme de l’être. L’existence, c’est la vie qui se déploie et qui permet les rencontres. Et la vie se déploie depuis une origine jusqu’à son achèvement. À ce sujet, Richard de Saint-Victor au XIIème siècle avait eu l’idée de voir la personne comme une existence incommunicable, en insistant particulièrement sur la notion d’origine. Pour lui, une personne est une « existence individuelle de nature rationnelle », en remplaçant le terme de substance par existence dans la définition de Boèce. Tout cela nous montre que la vie spirituelle dans laquelle nous sommes plongés n’est pas statique. Elle est déploiement tout en étant repos. En Dieu, la vie se déploie dans le don. Ce sont des mouvements incessants d’amour. C’est ce que l’on appelle la périchorèse ou la circumcession.
La « rationabilis » ne nous ramène donc pas à la raison, telle qu’on l’entend aujourd’hui, mais bien à la spiritualité au sens large. C’est celle-ci qui nous permet de nous unir à Dieu, de Le connaître.
« Au commencement était le Verbe et le Verbe était avec Dieu et le Verbe était Dieu. Il était au commencement avec Dieu. Tout fut par lui, et sans lui rien ne fut. Ce qui fut en lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes… » (Jn 1, 1-4) Nous voyons ici au sein du Verbe qu’il y a d’abord la vie, à laquelle nous pouvons nous unir. Et cette vie est lumière : dans cette vie, nous pouvons voir Dieu. Il s’agit donc d’abord de connaître au sens où nous l’entendons ici de nous unir dans la vie, puis d’user de l’intelligence pour être illuminés par Dieu. « La grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ » (Jn 1, 17).
Le christianisme ne peut donc être seulement social et horizontal, car il est union à la vie divine qui nous est rendue présente par Jésus-Christ. « Le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe Incarné…, le Christ Seigneur » (Gaudium et Spes 22). Il ne peut pas non plus être abstrait et théorique. Il est une histoire où l’œuvre de Dieu s’accomplit, et où celui-ci se rend présent à chacun de nous pour partager avec nous sa vie. À chacun de nous de manifester l’irruption de la vie divine par des œuvres concrètes qui ne peuvent que surgir quand nous adhérons au flot impétueux de la grâce. Comme le dit saint Jacques : « c’est par les œuvres que je te montrerai ma foi. » (Jc 2, 18). Connaître Dieu, c’est entrer dans le flot impétueux de sa vie… Et c’est seulement là que l’on peut trouver le repos et la paix… La plénitude et la joie…
Connaître Dieu, c’est s’unir à Jésus, et à Jésus Crucifié. Autant sa divinité et son humanité bienheureuse nous donnent une onction de joie. Autant à Gethsémani et dans sa Passion, confronté aux péchés des hommes dont il a voulu porter le poids pour nous apporter le salut, il a ressenti tristesse et angoisse, il est tombé dans la déréliction. Ce sont les sentiments spirituels que provoquent le mal, et qui peuvent nous submerger. À nous d’aller chercher en Jésus la vie divine qui nous fera traverser avec lui notre part de Croix et qui nous donnera cette joie que rien ni personne ne peut nous enlever, car elle vient de Dieu. C’est cette joie inébranlable qui a dû accompagner la Vierge Marie durant les quinze ans environs qu’elle a passé sur Terre entre la Résurrection et son Assomption, en dépit de nombreuses souffrances et contradictions. Et c’est finalement au Ciel qu’elle est entrée dans la joie parfaite ; celle que Dieu veut pour nous aussi en son paradis.
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