Qui a étudié Aristote sait que pour lui, et beaucoup à sa suite, le désir s’efface dans le bien possédé. Il n’y a pas ou plus de désir quand l’on est en possession d’un objet aimé. Le désir est selon lui lié à de la souffrance, car il voit le désir comme un manque. C’était aussi la position de Platon. Et le désir n’existe plus dans le bonheur.
C’est une vision surprenante qui semble rejoindre les partisans de l’extinction du désir, et tous ceux qui cherchent à faire disparaître leur désir pour faire disparaître la souffrance.
Pourtant, notre expérience de vacances réussies, de moments intenses en joie et en amour, ont suscité en nous une forte émotion qui nous pousse à désirer davantage, à chercher davantage à prolonger la vie et le bonheur. Le bien possédé, loin de faire disparaître le désir, semble au contraire le susciter pour nous porter encore plus loin dans la joie, dans l’amour, dans le don.
Qu’en est-il ? Le désir s’efface-t-il dans le bonheur, ou au contraire se prolonge-t-il, voire même croît-il, pour nous porter encore plus loin ?
Regardons donc d’un peu plus prêt les passions qui nous habitent selon la classification qui a traversé les âges. On liste habituellement onze passions, classées en deux catégories : celles du concupiscible, ou désirative, qui sont des passions liées simplement à notre attirance pour le bien et à notre répulsion du mal, et celles de l’irascible, ou combattive, qui nous porte vers la recherche d’un bien difficile à atteindre, et le rejet d’un mal difficile à éviter.
Concupiscible |
Irascible |
|||
Temps |
Bien |
Mal |
Bien |
Mal |
Présent |
Amour |
Haine |
||
Futur |
Désir |
Fuite |
Accessible : Inaccessible : |
Vincible : Invicible : |
Obtenu |
Plaisir |
Tristesse |
Colère |
Tout commence dans le présent par l’amour du bien et la haine du mal, ce qui nous porte à désirer le bien futur et à fuir le mal futur. Le bien possédé nous procure du plaisir, et le mal possédé de la tristesse. Si un bien futur nous semble accessible, nous allons avoir de l’espoir. Et si le mal futur est vincible, nous allons avoir de l’audace pour l’éviter, sinon, nous allons être pris par un sentiment de crainte. Et si un mal est présent, nous ressentons fortement de la colère à cause de la haine que nous avons pour lui, ce qui augmente en nous notre passion de fuite, et conduit à plus d’audace ou plus de crainte.
Ce sont là les passions du monde sensible, qui chez nous se vivent mêlées à notre spiritualité, et qui existent aussi chez les animaux dans un état purement sensible lié à la prolongation de la vie.
Il n’y pas dans l’irascible de passion dans le simple présent, que ce soit pour le bien ou pour le mal. De fait, le présent se vit dans le concupiscible, et c’est de lui que découlent ensuite les autres passions. Mais il y a bien dans l’irascible de la colère dans ce deuxième mouvement du présent face à un mal que l’on a obtenu. À ce stade de considérations, on peut être surpris qu’il n’y ait pas de passion de l’irascible pour un bien obtenu. On argumente cela en disant qu’un bien obtenu n’est plus difficile à obtenir, qu’il y a du plaisir dans le concupiscible, mais qu’il n’y a pas alors d’irascible. Pourtant, on arrive à légitimer la colère pour le mal obtenu alors que l’on pourrait faire le même raisonnement que ce mal n’est plus évitable, et que c’est seulement vis-à-vis du futur qu’il convient de regarder le mal à venir.
En fait, Aristote donnait bien une passion comme contraire de la colère : à savoir le calme. Mais celle-ci a été vue par la suite comme une absence de passion, et non comme une passion. Le bien possédé procure le calme, qui est l’absence de passion.
C’est là que l’on rejoint notre question du début : le désir s’efface-t-il dans le bonheur ?
La colère est une passion complexe qui reprend les autres passions face au mal pour nous projeter de ce qui se vit dans le présent vers ce qui peut être fait dans le futur. C’est un moteur. C’est une énergie à canaliser pour faire de grande chose.
Mais n’y a-t-il pas la même chose dans le bien ? Le bien possédé ne suscite-t-il pas en nous une passion motrice pour aller plus avant dans le bien, plus loin dans l’amour, dans le désir, dans l’espoir, dans le bonheur ? Le bien possédé au présent n’est-il pas une promesse pour le futur qui nous fait désirer encore pour le futur, et peut-être même davantage. C’est effectivement notre expérience, et nous avons un mot pour cela : c’est l’enthousiasme.
Des vacances ont pu nous enthousiasmer, et nous revenons plein d’entrain pour continuer la vie d’un bon pied. Des partages, des rencontres, nous ont enthousiasmés, et nous sentons une forte passion pour continuer à aimer, à entrer en relation avec autrui. Une liturgie nous a enthousiasmés, et nous sommes plein de bons sentiments pour aimer Dieu davantage et Le servir.
L’enthousiasme veut dire littéralement être en Dieu. Cela avait autrefois la connotation religieuse d’être empli de Dieu, empli d’une émotion extraordinaire sous l’effet d’une inspiration. Plus largement aujourd’hui, c’est cette émotion, cette passion, que suscite le bien en nous et qui nous porte plus loin.
C’est aussi une passion complexe, comme la colère ; mais celle-là vient de l’amour du bien dont nous avons goûté le plaisir, et qui nous conduit à un plus grand désir et à espérer davantage pour l’avenir. C’est la douzième passion. Celle qui manque à la classification habituelle. La voilà à sa place :
Concupiscible |
Irascible |
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Temps |
Bien |
Mal |
Bien |
Mal |
Présent |
Amour |
Haine |
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Futur |
Désir |
Fuite |
Accessible : Inaccessible : |
Vincible : Invicible : |
Obtenu |
Plaisir |
Tristesse |
Enthousiasme |
Colère |
Il est étonnant que les anciens n’aient rien mis dans cette case. Nous disions que pour eux le désir était synonyme de souffrance du fait d’un manque, et que mettre quelque chose dans cette case semblerait faire état d’un manque et donc d’une souffrance.
En fait, il n’y a de souffrance dans le désir que pour un désir portant sur le présent, c’est ce qui dans le tableau s’appelle la tristesse. Quand c’est un désir uniquement sur le futur, il n’y a pas de manque, mais juste un mouvement qui nous porte en avant. Je peux avoir un grand désir de mes vacances, mais si je suis heureux dans ce que je vis actuellement, sans aucun manque par rapport à ma vie actuelle, mais juste en étant content de cette perspective de varier un peu d’activités et d’environnement, je ne ressentirais pas de manque et donc pas de souffrance. Le besoin de faire des choses variées à des moments différents n’est pas nécessairement un manque quant au présent, surtout si j’ai devant moi la perspective de faire de telles choses variées.
Je peux avoir un grand désir de voir Dieu au Ciel. Mais je peux aussi le vivre sans souffrance, car je peux être pleinement comblé par le fait de L’aimer déjà sur la Terre comme au Ciel, ce qui se vit dans la foi, et trouver dans le fait de servir sa gloire et son projet d’amour sur la Terre un vrai bonheur pour maintenant, qui ne diminue en rien le grand désir de Le voir un jour face à face. Cela est d’autant plus vrai car je sais dans l’espérance que je Le verrais un jour, ce qui est source d’une immense joie. Il peut y avoir de la souffrance pour une purification, ou pour servir à la rédemption, mais elle n’est pas en soi nécessaire.
L’enthousiasme et la colère sont les deux passions motrices. Non pas celles à l’origine des autres : ces passions-là sont l’amour et la haine. Mais bien les passions motrices, celles qui nous projettent du présent vers l’avenir. Celles qui alimentent le désir et la fuite, qui augmentent l’amour et la haine, qui suscitent espoir et audace.
Nous pouvons vivre sans enthousiasme et sans colère. Ce serait alors une vie insipide, sans saveur. L’apocalypse nous dit à ce sujet : « Ainsi, parce que tu es tiède, et que tu n’es ni froid ni bouillant, je te vomirai de ma bouche. » (Ap 3, 16). Si l’on ne ressent rien face au bien et au mal, si l’on ne se laisse pas saisir, et si l’on ne se met pas en mouvement, c’est que c’est une vie sans amour.
Nous pouvons aussi vivre avec la colère comme principal moteur. Nous pouvons faire du combat contre le mal présent le but de notre vie. Nous serons alors des guerriers. Mais nous risquerions alors de nous aigrir, de voir la vie en noir, et de finir par faire plus de mal que de bien. Nous risquons fort de ne pas aider les autres à aimer le bien et à se mettre réellement en mouvement vers lui.
Et nous pouvons faire de l’enthousiasme notre principal moteur. C’est l’amour du bien qui nous anime, c’est lui qui nous fascine. C’est le bien que nous voulons propager, répandre, augmenter. Nous voulons de la joie, plus de joie. Nous voulons du bonheur, plus de bonheur. Et puisque le bonheur et la joie, c’est Dieu, alors nous voulons Dieu. Dieu est le bien parfait. Alors l’enthousiasme nous anime pour L’aimer et Le servir. L’enthousiasme nous porte dans nos projets, nous fait avancer jour après jour. Car nous aimons le bien, car le bien est aimable, et car le bien aimable suscite en nous l’enthousiasme. Il nous motive, nous attire, nous fascine. L’enthousiasme, c’est la passion de la vie.
La Bible nous invite à veiller à ce que ne pousse aucune « racine amère » qui contaminerait toute la masse (He 12 ,15), à rejeter la colère (Ep 4, 31-32). Et au contraire à suivre l’Agneau qui se livre avec enthousiasme pour le salut du monde. « J’ai désiré d’un grand désir manger cette Pâque avec vous avant de souffrir… » (Lc 22, 14).
L’enthousiasme, c’est la passion qui fait les grands hommes, qui fait les saints. C’est la passion qui, si elle est vraiment fondée sur l’Amour de Dieu, et partagée à plusieurs, est capable de déplacer des montagnes et de changer le monde.
C’est la passion oubliée, même si l’on en parle. C’est la passion dont nous avons besoin pour faire sortir ce monde vieillissant de sa profonde dépression, et le mener vers la joie de la jeunesse enthousiasmée. C’est la passion qui alimente l’amour et le désir, qui nous porte à l’espérance, qui fait que le désir ne s’éteint pas dans la saisie du bien aimé, mais se prolonge et se propage dans la durée.
C’est la douzième passion. Une passion clef. Une passion qui sert de moteur au déploiement de la vie et du bien en ce monde. Alors soyons plein d’enthousiasme devant tout ce bien que nous avons rencontré dans nos vies et celui qui nous est promis pour demain, et avançons pleins de désirs pour construire un monde renouvelé et restauré dans sa joie et dans son amour.
Aristote, nous l’avons dit, parlait de calme devant le bien possédé. Cela rejoint la notion de paix que l’on définit classiquement comme la tranquillité de l’ordre. En fait, cette paix n’est pas un vide, ou une absence de désir, mais c’est le fait d’être entré dans le mouvement d’une vie qui se déploie harmonieusement depuis son commencement jusqu’à son terme. Et vu que Dieu est au commencement de tout, et à l’achèvement de tout, il est le seul à pouvoir nous donner la paix véritable.
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