Les trois venues de Jésus

L’Annonciation (par Eustache le Sueur, 1650)

La venue de Jésus dans notre monde est triple. Dieu le Fils s’est fait chair pour nous sauver et venir jusqu’à nous, et cela se réalise de trois manières.

Il est venu il y a deux mille ans en se faisant petit enfant chez Marie et Joseph par l’Esprit-Saint, a prêché le Royaume, a vécu sa Passion et est Ressuscité, puis il est reparti par son Ascension vers le Père. C’est sa première venue.

Il reviendra à la fin des temps dans sa gloire pour récapituler toutes choses en lui, quand nos yeux s’ouvriront pleinement à sa présence. Ce sera le temps où toutes choses seront achevées. Mais déjà, quand chacun de nous partons vers le Ciel au terme de notre pèlerinage terrestre, nous vivons cette rencontre ultime avec Jésus, en attendant ce grand moment où cela sera vécu par l’ensemble du monde créé. C’est sa troisième venue.

Et entre ces deux moments, il vient par l’Esprit-Saint pour habiter dans nos cœurs. Sa grâce fait irruption en nous, par les sacrements et la vie de l’Église, pour que nous l’accueillons dans nos cœurs, dans nos maisons, dans toutes nos réalités. C’est sa deuxième venue.

Jésus n’est parti par son Ascension prendre la dimension de Dieu le Père que pour pouvoir être présent par son Esprit-Saint à chacun de nous. Il se cache pour que nous l’accueillons au plus intime de nous-mêmes et pour que nous réalisions son œuvre dans ce monde à son exemple.

À la Résurrection, l’ange dit aux disciples : « Il est ressuscité d’entre les morts, et voici qu’il vous précède en Galilée ; là, vous le verrez. » (Mt 28, 10) La Galilée est le lieu de Nazareth, de la vie cachée, du village où Jésus a vécu et grandi. C’est aussi le lieu où ont grandi la plupart des Apôtres, et ce fut le lieu du début de sa prédication. Finalement, il les renvoie vers leur intimité, leur vie ordinaire, leur famille, leur village, pour que Jésus se manifeste là, dans leurs racines les plus profondes, et qu’à partir de ce cœur vibrant qui se manifeste dans des communautés, ils puissent évangéliser le monde.

L’amour a une force centripète et une force centrifuge, une force qui nous porte vers l’intérieur et une vers l’extérieur. On dit que l’annonce de l’Évangile a un côté intensif et un côté extensif : il nous faut grandir en intensité dans l’union à Dieu et l’accueil de sa vie, qui reprend toutes nos réalités et tout ce que nous sommes, et il faut propager son alliance, sa vie et sa parole à travers le monde.

L’Évangile doit trouver une réalisation concrète dans des personnes, des familles, des groupes, des villages, des paroisses, etc, qui soient vibrantes de charité, qui forment des communautés de vie et d’amour qui manifestent la communion venue de la Trinité. À chacun de savoir prendre sa place dans de tels foyers de vie et d’amour. Pour recevoir et pour donner. Pour transmettre aux autres les talents que nous avons reçus et pour bénéficier de l’aide des autres, sans lesquels nul ne peut se sauver, ni même avoir un comportement ajusté.

Et l’Esprit-Saint imprégnant en profondeur de telles communautés suscitera alors un élan missionnaire accompagné de signes et de prodiges, qui sera la manifestation de la présence de Jésus au cœur de ces communautés. C’est comme un feu, qui à partir de braises et de flammes se répand progressivement. Chaque braise et chaque flamme a sa consistance propre ; et, en se propageant, nul n’y perd, mais au contraire, l’intensité vécue par chacun grandit.

On voit des personnes qui sont tellement éprises de se donner qu’elles oublient de prendre leur place dans un foyer de vie et d’amour. Cela peut même parfois être des ministres de l’Église qui œuvrent à susciter de tels foyers, mais oublient de le vivre pour eux-mêmes, en étant un parmi les autres. C’est regrettable, non seulement pour ces personnes, car elles finissent par dévier de leur équilibre initial, et peuvent s’isoler, devenir autoritaire ou partir en vrille d’une manière ou d’une autre ; et pour les autres, car il se passe souvent des transmissions d’onction, des partages de charismes, au sein des communautés, qui permettent aux uns et aux autres d’avancer et de cheminer. Quand quelqu’un qui a un charisme s’isole et ne veut pas vivre avec d’autres, au milieu des autres, il empêche les autres d’avoir ce qu’il a lui-même reçu.

C’est ce que dit Jésus à Pierre lors du lavement des pieds : « Si je ne te lave pas, tu n’auras pas de part avec moi. »

« Simon-Pierre lui dit : “Alors, Seigneur, pas seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête !” Jésus lui dit : “Quand on vient de prendre un bain, on n’a pas besoin de se laver, sinon les pieds : on est pur tout entier. Vous-mêmes, vous êtes purs, mais non pas tous.” » (Jn 13, 8-10)

Simon-Pierre a été lavé par la grâce de Dieu et fait apôtre. Et Jésus veut lui laver les pieds pour reprendre sa vie à la racine, et l’introduire dans une interdépendance. Or celui-ci semble vouloir refuser, pensant qu’il n’a pas besoin de cela. Et pourtant… le prêtre a lui aussi besoin de se faire laver les pieds. Non seulement par Jésus, mais aussi par ses frères qui sont autant de témoins de Jésus pour lui. Il a besoin d’entrer dans cette communion où l’on est tous frères et sœurs. Bien sûr, son caractère sacerdotal le place d’une manière particulière comme signe du Christ caché au cœur de la communauté, du Christ qui veut que nous le représentions, que nous soyons ses ambassadeurs pour les autres. Le prêtre est ainsi un ambassadeur du Christ caché pour la communauté. Mais chaque baptisé est aussi à sa manière, comme membre de l’Église, un ambassadeur du Christ caché. Et il l’est pour le prêtre qui a besoin lui aussi de se laisser sauver.

Dans la constitution Gaudium et Spes du concile Vatican II, au numéro 24, on lit ce passage célèbre et inspirant : « l’homme, seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même, ne peut pleinement se trouver que par le don désintéressé de lui-même. » C’est très beau, mais il ne faut pas perdre de vue qu’entrer dans le don demande de recevoir et de donner, et de prendre sa place dans une communauté. Alors finalement, on pourrait dire : « L’homme, seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même, ne peut pleinement se trouver qu’en prenant sa place dans un foyer de vie et d’amour pour recevoir et pour donner, non par soucis d’utilité, mais pour vivre la communion. »

C’est le mystère de l’Église. Même les ermites ne sont pas exclus de cette réalité, car ils prennent leur place dans la communion des saints, dans l’union des cœurs au sein de l’Église, pour recevoir des autres leur amitié, leur prière, etc, et pour leur donner en retour leur intercession et leur attention. Par ailleurs, ils sont unis à l’Esprit-Saint, à Jésus et au Père, et ont toujours avec eux leurs anges gardiens et leurs saints protecteurs… Chacun vit un mystère de rencontres et d’amour.

Nous pensons que la dimension intensive de l’évangélisation consistant à susciter des foyers de vie et d’amour autour de Jésus, dans l’Esprit-Saint, pour la gloire du Père, est davantage l’œuvre de la Vierge Marie. Et que la dimension extensive consistant à prêcher l’Évangile par des signes, des prodiges, des témoignages, des exhortations, des services rendus, etc, est davantage l’œuvre de saint Joseph. Non pas que l’un soit exclusif de l’autre, comme si la Vierge Marie ne nous enseignait pas aussi la dimension extensive, et saint Joseph la dimension intensive, mais chacun d’eux nous aide à entrer davantage dans le mystère de l’une de ces deux dimensions. Le Christ a trouvé son équilibre humano-divin grâce à ces deux repères féminin et masculin. Derrière chacune de ses pensées, de ses paroles et des ses actions se trouvent, comme pour chacun de nous, le souvenir et la réminiscence de ce que son père et sa mère lui ont apportés.

Il a voulu que ce soit la Vierge Marie qui soit à ses côtés lors de la vie publique, et non point saint Joseph. On ne sait pas trop ce que ce dernier est devenu. L’Église n’affirme aucune certitude, et dit qu’on est sûr de rien à ce sujet. Beaucoup ont imaginé qu’il était mort. Pour ma part, je préfère penser qu’il soit parti en ermitage quelque part pour porter par la prière la vie publique de Jésus, prémice de toute vie contemplative. Il est peut-être parti pour ce temps de désert en Gaule pour faire descendre l’Esprit-Saint sur le pays qui deviendra la fille aînée de l’Église, et pour être le premier à vivre la dimension extensive de la Nouvelle Alliance, en y chassant les démons et préparant les cœurs à accueillir le Rédempteur.

Toujours est-il que l’Évangile nous propose d’abord la figure de Marie, pour bien nous montrer qu’il s’agit d’abord de vivre la dimension intensive, de façonner des communautés priantes, fraternelles et accueillantes, par l’Esprit-Saint autour de Jésus. C’est ce que doit devenir chacune de nos familles, de nos villages, de nos groupes et communautés. Et c’est à partir de là que l’évangélisation du monde peut advenir par l’Esprit-Saint qui nous entraîne bien au-delà pour faire des signes et annoncer l’Évangile. C’est en ayant vraiment vécu l’amour jusque dans nos intimités que nous serons en mesure de faire de chaque rencontre une occasion d’aimer et d’entrer avec chacun dans une relation amicale enrichissante où le Christ peut être annoncé.

La vie est faite de va-et-vient entre la dimension intensive et la dimension extensive, entre des moments centripète et des moments centrifuges. C’est une sorte de danse qui nous accompagne toute la vie. On constate que des personnes ou communautés ont davantage vocation à aller vers l’intensif ou l’extensif, mais tous doivent vivre de ces deux dimensions, sous peine d’asphyxie. La charité vécue dans un foyer de vie et d’amour doit nous porter à en rayonner à l’extérieur, et à vivre cet amour plus largement en rencontrant l’altérité. L’intensité de l’amour nous porte vers les confins du monde qui peuvent être parfois à nos portes, en rencontrant nos voisins, pour que l’amour grandisse encore. Car l’amour ne s’arrête jamais et veut tout embraser. Et quand l’on se décentre de son foyer pour aller ailleurs, il est opportun de savoir revenir vers son lieu de repos et de ressourcement, là où l’on est simplement soi avec d’autres, là où on appartient à une communauté. Car sinon, l’on risque de perdre son souffle et sa paix.

La quête d’une vocation est d’abord une quête pour trouver et choisir un foyer de vie et d’amour, qui peut être d’ordre naturel ou surnaturel, mais qui doit être réel. Cela peut demander un arrachement pour quitter le foyer parental et aller vers cette vocation, mais cet arrachement ne doit pas nous ôter nos racines que le Seigneur veut aussi visiter, sauver et vivifier, pour que l’on s’épanouisse dans ce nouveau lieu de vie. Et ensuite, c’est à partir de ce foyer que peut se déployer une fécondité.

Aujourd’hui le Christ veut venir par ses saints, par les enfants de Dieu, par ceux qui l’aiment. Il veut venir pour renouveler ce monde, afin que soit rendu visible le Règne de Dieu et qu’advienne la civilisation de l’amour. Sa vie a jailli du tombeau à la Résurrection, non pas pour disparaître dans un ciel éthéré ou conceptuel, mais pour devenir très concrète pour chacun de nous, pour nous restaurer et nous entraîner dans un mystère de vie et d’amour qui transforme toutes choses.

Alors, quand l’évènement incroyable du jour de Pâques arrivera, que chacun retourne en Galilée, c’est-à-dire vers ses racines, vers son foyer d’amour et de vie où il doit fructifier, et attendons que l’Esprit vienne en abondance pour embraser ce monde.

Bonne fête de Pâques !

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